Ukraine-Russie : Quand la paix était à portée de main

2024/06/05 | Par Pierre Dubuc

Dans l’édition du mois de juin du Monde diplomatique, l’éditorialiste Benoît Bréville villipende les médias français pour avoir gardé sous le boisseau un « texte d’importance » concernant la guerre en Ukraine. Le même reproche peut être adressé aux médias québécois et canadiens.

Bréville se demande ironiquement ce « que font donc les journalistes et commentateurs français, d’ordinaire si friands de ‘‘documents secrets’’ sur la Russie! Eux qui traquent tout ‘‘plan caché’’ de Moscou visant à dissoudre la cohésion des sociétés démocratiques, toute ‘‘taupe’’ russe tapie dans l’appareil d’État? »

Il fait référence à un document publié le 28 avril dans le quotidien conservateur allemand Die Welt. Le document révèle un projet confidentiel sur la dernière mouture d’un accord de paix négocié par Kiev et Moscou au début de la guerre (1).

« Un texte d’importance donc, dont l’adoption aurait pu éviter deux ans d’affrontements et des centaines de milliers de morts », souligne Bréville.

Voici comment il résume le document.

« Les délégations russe et ukrainienne se retrouvent à Istanbul, le 29 mars 2022, pour un nouveau round de négociations, le septième en un mois, dans un contexte militaire mouvant où l’agresseur russe essuie ses premiers revers. Au terme des discussions, chaque camp salue des avancées ‘‘significatives’’ et affiche son optimisme. Kiev ouvre la porte à un statut de neutralité, Moscou à un cessez-le-feu. »

Mais les discussions s’interrompent, pour des raisons qui demeurent débattues. Le document de Die Welt apporte quelques précisions.

« D’après la version officielle, la révélation des massacres de Boutcha, dans les premiers jours d’avril, aurait changé la donne, convainquant le président Volodymyr Zelensky qu’il ne pouvait plus négocier avec des ‘‘génocidaires’’. En réalité, les échanges continuent, en visioconférence, près de quinze jours après la découverte des crimes de guerre, jusqu’au 15 avril. Deux semaines de tractations qui ont transformé les grandes lignes fixées à Istanbul en un texte détaillé, long de dix-sept pages. À sa lecture, on mesure les priorités des deux camps, et l’ampleur des compromis auxquels ils étaient disposés pour faire cesser les combats. »

Bréville poursuit : « Plutôt que des conquêtes territoriales, la Russie cherche à obtenir des garanties de sécurité à ses frontières, en posant dès le premier article la ‘‘neutralité permanente’’ de l’Ukraine, qui accepterait de renoncer à toute alliance militaire, d’interdire la présence de troupes étrangères sur son sol, de réduire son arsenal, tout en gardant la possibilité d’adhérer à l’Union européenne. En contrepartie, Moscou se serait engagé à retirer ses troupes des zones occupées depuis le 24 février, à ne plus attaquer l’Ukraine, et aurait consenti pour garantir cet engagement au mécanisme d’assistance réclamé par Kiev : en cas d’agression de l’Ukraine, les membres du Conseil de sécurité des Nations unies seraient engagés à la défendre. »

La question qui se pose : Pourquoi les Ukrainiens ont-ils finalement quitté la table des négociations, alors qu’ils avaient poursuivi les discussions, malgré Boutcha, et que la paix semblait à portée de main ?

Selon Le Monde diplomatique, « depuis deux ans, les indices pointent la responsabilité des États-Unis et du Royaume-Uni, qui, trop confiants dans la déroute de Moscou, auraient fermement rejeté le dispositif de protection imaginé par les négociateurs. ‘‘Quand nous sommes revenus d’Istanbul, Boris Johnson est arrivé à Kiev [le 9 avril] et il a dit : “Nous ne signerons rien avec [les Russes], continuons à nous battre”, relatait récemment le chef des négociateurs ukrainiens, M. David Arakhamia (2). Un récit contesté par l’intéressé, mais corroboré par une enquête du Wall Street Journal (3). »

Les médias français, eux, regardent ailleurs, conclut Bréville. Nous pouvons ajouter : les médias québécois et canadiens également.
 

(1) Associé au consortium qui a fait cette révélation, Le Figaro a publié une traduction de l’article de Die Welt, mais sur son site Internet. L’information fut, sinon, succinctement relayée par les sites du Midi Libre, de La Dépêche du Midi et du Parisien.
(2) Cité dans Olena Roshchina, « Head of Ukraine’s leading party claims Russia proposed “peace” in exchange for neutrality », Ukrainska Pravda, 24 novembre 2023.
(3) Yaroslav Trofimov, « Did Ukraine miss an early chance to negotiate peace with Russia ? », The Wall Street Journal, New York, 5 janvier 2024.