Le camionneur français

2021/04/13 | Par Anne Michèle Meggs

J’essaie de bien comprendre. Selon ce que rapportent les médias, un camionneur français, au Québec depuis plus de deux ans, serait incapable de communiquer oralement à un niveau intermédiaire, soit le niveau de compétence exigé par le gouvernement du Québec dans un de ses programmes d’immigration permanente. Un Philippin installé dans Bellechasse depuis deux ans ne réussit pas à atteindre le premier niveau de débutant et, encore une fois, le gouvernement en demanderait trop!

Ces anecdotes démontrent, bien d’autres problèmes que le niveau de français exigé dans le Programme d’expérience québécois (PEQ). Dans les deux cas, il est clair que ce sont des résidents temporaires. Rappelons-nous qu’il n’y a pas d’exigence linguistique pour les permis de séjour temporaire émis par le gouvernement canadien.

Il aurait été intéressant de savoir quelle langue ces personnes utilisent le plus souvent au travail. Le camionneur fait des allers-retours aux États-Unis. On peut présumer qu’il a besoin de communiquer en anglais. On ne sait pas quelle langue est utilisée dans le milieu de travail du Philippin, mais peut-on vraiment fonctionner pendant deux ans dans un milieu de travail francophone et ne pas apprendre un seul mot de français? Une personne qui n’atteint pas le niveau 1 après deux ans dans Bellechasse, cela laisse croire qu’elle n’a tout simplement pas besoin du français.

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Examinons les exigences linguistiques des programmes d’immigration permanente au Québec.

Le Programme régulier des travailleurs qualifiés (PRTQ) n’exige pas de français, mais ça aide. Ce programme est basé sur un système de points qu’on appelle la grille de sélection. Les points sont accordés selon une série de caractéristiques de la personne qui en fait la demande – l’âge, la scolarité, l’expérience de travail, la langue (français et anglais), un séjour et de la famille au Québec, un emploi validé. Une personne seule a besoin de 50 points sur un total possible de 103 pour obtenir le Certificat de sélection du Québec (CSQ) qui mène à la résidence permanente. Il y a un maximum de 16 points possibles pour une connaissance du français. Si le camionneur en question pouvait accumuler assez de points sans avoir besoin des points pour le français, il aurait pu tenter sa chance avec le PRTQ en déclarant son intérêt sur Arrima, la plate-forme de demande d’immigration du ministère. Étant déjà au Québec avec un emploi, il y a de fortes chances qu’il aurait été invité à faire une demande d’immigration en bonne et due forme.

Le PEQ n’utilise pas le système de points, mais certaines conditions sont à respecter pour obtenir le CSQ. Une de ces conditions est de faire la démonstration que la personne peut parler le français et comprendre le français oral à un niveau intermédiaire avancé. On peut le prouver avec les documents démontrant trois ans d’enseignement secondaire ou postsecondaire uniquement en français ou en présentant les résultats d’un test reconnu.

Ce niveau est évalué selon un instrument qui s’appelle l’Échelle québécoise des compétences en français des personnes immigrantes adultes. Cette échelle correspond essentiellement à celle utilisée par tous les autres gouvernements au Canada et s’applique également à l’anglais. L’échelle définit douze niveaux, trois pour chaque étape – débutant (1 à 4), intermédiaire (5 à 8) et avancé (9 à 12) – et couvre les quatre compétences – production et compréhension orales, production et compréhension écrites.

Le niveau 7 exigé pour l’obtention d’un CSQ par le PEQ s’applique uniquement pour les compétences orales. Cela veut dire, par exemple, que la personne peut répondre de façon complète à des questions ouvertes concernant son expérience de travail et sa formation (« J’ai déjà̀ travaillé comme infirmier auxiliaire en Colombie pendant deux ans. »). La personne peut comprendre la plupart des faits et événements importants des conversations portant sur des faits courants du travail ou des loisirs. Eh oui, elle peut aussi comprendre des expressions populaires comme « cossin » ou « bébelle », les idées principales exprimées dans des chansons francophones et des manifestations d’humour dans une conversation.

Il s’agit d’un niveau permettant à la personne de bien s’intégrer au Québec francophone et à son milieu de travail. Emploi-Québec préfère même un niveau 8 pour un bon fonctionnement dans le milieu de travail.

Aux fins de comparaison, au niveau 12, le maximum de l’échelle, la personne peut négocier une hypothèque et évaluer l’argumentation à l’occasion de débats officiels. Une compétence pertinente pour distinguer des fausses nouvelles !

Certains programmes d’immigration ailleurs au Canada ne requièrent que le niveau 4, le plus avancé dans l’étape débutant. Ce niveau est souvent exigé pour les résidents temporaires travaillant dans le type d’emploi qui n’exige que le niveau collégial ou moins, un emploi qui est donc généralement moins bien payé.

À un niveau 4, on peut exprimer ses préférences dans des situations simples (« Je (n’)aime pas ça. », « Ça, j’aime ça. ») ou utiliser les pronoms personnels compléments, mais avec de fréquentes erreurs. (« Il lui regarde. » (Il la regarde.) « Je vous parler. » (Je vous parle.) » À ce niveau, on saisit le but d’une communication ou l’idée principale, comme une annonce au micro dans un centre commercial et on peut exécuter des directives simples concernant son état de santé, conformément aux indications prescrites, comme celle-ci qui pourrait être utile ces jours-ci : « Retroussez votre manche. »

Il s’agit d’un niveau qui permet peut-être de faire des épiceries, mais pas de comprendre les devoirs de ses enfants et certainement pas de viser un emploi mieux payé.

Les cours de francisation du gouvernement du Québec sont maintenant ouverts aux résidents temporaires. Ils ne sont pas seulement gratuits, mais on paie les résidents permanents et temporaires pour les suivre. Cependant, il n’y a que 24 heures dans une journée et les exigences de travail et de la famille ne laissent pas toujours du temps pour les cours de français, surtout si on peut s’organiser sans. D’où l’importance des cours en milieu de travail.

Les anecdotes du camionneur français et du Philippin mettent surtout en évidence un autre enjeu important lié au virage vers l’immigration temporaire. (J’ai déjà expliqué dans ces pages l’enjeu d’accès aux écoles anglaises pour les enfants à statut temporaire.)

Ces normes linguistiques s’appliquent aux personnes qui demandent un CSQ dans un programme d’immigration permanente. Idéalement, la personne étrangère voulant s’établir au Québec aura avant son arrivée les compétences en français pour s’intégrer rapidement. Sinon, il faudrait des efforts beaucoup plus efficaces de francisation dès son arrivée, surtout en milieu de travail, pour l’aider à atteindre ce niveau de compétence.

Mais comment faire quand le Québec n’a pas de prise sur l’immigration temporaire? Il n’établit pas les conditions rattachées à la majorité des permis. Il ne sait pas quand une personne à statut temporaire arrive et ne peut donc en faire le suivi pour faciliter son apprentissage du français. On finit donc par payer des cours de français aux personnes qui n’ont même pas fait une demande pour rester au Québec.

Pourquoi le système d’immigration permanente pousse-t-il les employeurs à embaucher les résidents temporaires pour les postes vacants permanents? Les solutions sont complexes et politiquement difficiles, pas de simples pansements. Il faudra une réflexion de fond sur les problèmes structurants avec notre système d’immigration permanente. Ensuite, on laissera aux pédagogues débattre du niveau approprié de compétence linguistique nécessaire pour les personnes étrangères qui choisissent le Québec.