De quel Godin te souviens-tu?

2024/01/26 | Par Simon Rainville

Le Parti québécois a mauvaise presse pour une partie de la gauche québécoise. Même son histoire ne mériterait plus le respect. Seule exception à la règle : Gérald Godin. Un peu à la façon de Gaston Miron, que tous citent sans avoir lu, Godin est aujourd’hui une sorte d’idole.

Il est de mise de le citer à tout propos, surtout si c’est hors contexte. Il serait le défenseur de la veuve et de l’orphelin, surtout s’ils sont immigrés. Il serait de gauche, surtout si l’on peut le récupérer pour une lutte qui n’a rien à voir les luttes de son époque. Il serait surtout l’antithèse du méchant « nationaleux » Jacques Parizeau, même si les deux étaient amis. La vérité est évidemment plus complexe.

Parmi les quelques clichés que l’on retient de sa vie et de son œuvre, il y a son poème « T’en souviens-tu, Godin? » Je me dis que la question devrait aujourd’hui être un peu changée : de quel Godin te souviens-tu? Je me le suis demandé en lisant l’« essai biographique » de Jonathan Livernois intitulé Godin. À voir la réception unanime toute québécoise de la biographie – même Régis Labeaume l’encense! –, je me dis que le mythe Godin a encore une belle vie devant lui.

Une évolution rapide

Si l’ouvrage est intéressant et bien documenté, il manque régulièrement de contextualisation historique. Disons que nous sommes loin d’une biographie sociologique. Pour expliquer la rapide évolution de Godin, l’auteur dit par exemple : « Est-ce l’époque? Les effets de ce qu’on appellera la Révolution tranquille? » C’est tout. Et qu’a de particulier le cheminement de Godin? Livernois se contente de dire que « plusieurs font le même voyage à peu près en même temps que lui ». Pourquoi? On ne le sait pas.

Cette évolution, que Livernois situe entre 1959 et 1964, est impressionnante. De Trois-Rivières à Montréal en passant par Paris et d’autres grandes villes du monde, Godin change. De fédéraliste à indépendantiste (voire les deux à la fois alors qu’il écrit simultanément dans Parti pris et Cité libre), Godin semble davantage en faveur de la souveraineté-association que de l’indépendance complète (il écrit par exemple dans son journal de campagne de 1980 : « répéter qu’il ne s’agit pas de la séparation. Insister et insister encore sur l’association »).

De la poésie terne aux cantouques, de la langue des Collèges classiques au joual, du bilinguisme à l’unilinguisme, tout en étant pour le « multiculturalisme en français », Godin est pour la loi 101 dans la mouture de Camille Laurin, mais y apporte des aménagements. Qu’est-ce qui explique les positions fluctuantes de Godin sur ces quelques exemples ? On ferme la biographie en ne le sachant pas : l’analyse sera pour une autre fois.

Quel est le fil qui relie la vie de Godin?

Ce qu’il manque le plus à l’interprétation de Livernois de la vie de Godin, c’est que l’on saisit mal quel est le fil qui relie les différents pans de sa vie ou, pour le dire avec le sociologue Bernard Lahire, quel est l’enjeu que Godin cherche à régler.  On voit mal ce qui le guide et ce que Livernois cherche à montrer. Bien sûr, la tentation d’unifier a posteriori une vie peut mener à des aberrations, mais l’inverse laisse une impression de flou. Si Livernois affirme à quelques reprises que Godin n’est pas un poète égaré en politique, c’est bien peu pour « mesurer ce qu’un homme pèse de vie » (Godin).

En conclusion, Livernois affirme paradoxalement ceci : « Le discours critique du journaliste, poète et député a suivi un fil droit depuis ses débuts. D’une extraordinaire cohérence, sa pensée, ses sentiments, ses remises en question comme ses cris du cœur mettent depuis toujours de l’avant la dignité humaine. On y perçoit une confiance en l’humanité ». Mais encore? Il me semble que la biographie montre pourtant précisément que sa vie et son œuvre cherchent quelque chose, que Godin tergiverse, doute, tâche de se trouver, et ce, jusqu’à la fin de ses jours. Godin en était conscient, lui qui se qualifiait de « radical-réaliste ».

Lors de sa démission du PQ à cause du « beau risque », Parizeau écrit à Godin qu’il admire « cette combinaison de fermeté et de tolérance intellectuelles » qui le caractérise. La formule résume bien son ambiguïté toute québécoise : ferme dans le principe, souple dans l’application.

C’est sûrement pour cela qu’il plaît tant à notre mémoire collective : il est notre ambivalence en actes. Godin dira en 1988 : « Je pense donc que le Québec ne peut pas être traité comme sujet universel, parce que c’est un événement qui a eu lieu, qui est daté ».  Ce supposé radical de l’indépendance épouse même l’anhistorisme habituel du Québec.

Duplessisme de gauche

Godin affirmera toute sa vie qu’il est d’abord indépendantiste, puis de gauche. Paradoxalement, Livernois invente une expression qui met d’abord le progressisme – et le conservatisme !?! – de Godin de l’avant : un « duplessisme de gauche ». Pour comprendre cette expression, il faut revenir aux livres précédents de Livernois, qui s’échine à montrer que la « permanence tranquille » parcourt l’histoire du Québec. Entre le Québec de Duplessis et la Révolution tranquille, affirme-t-il dans La révolution dans l’ordre (Boréal), il n’y aurait pas eu de césure importante.

Livernois revient avec cette idée de « rupture dans la continuité » en affirmant qu’il n’y a pas de réelles ruptures dans la vie de Godin : « Trois-Rivières a engendré un jeune homme conservateur qui est devenu en quelques années un jeune homme de gauche. Or, cette transformation a lieu sans que celui-ci renie ses origines, bien au contraire. Et c’est peut-être même l’équilibre entre ces deux dimensions de son être qui donne de la consistance à ses valeurs. Il est là, le nœud du récit de la vie de Gérard Godin ». Un peu plus et il nous dit qu’il est devenu de gauche presque sans s’en rendre compte, comme il affirmait dans son essai précédent que le Québec serait devenu plus progressiste à compter de 1960 sans trop s’en apercevoir. Voir p.295.

Livernois qualifie Godin de « bleu », qu’il définit de la sorte : un Canadien français qui a un « attachement aux questions terre à terre, à une vision de la politique moins idéologique que pragmatique, un attachement, aussi, aux mœurs et à l’ingéniosité populaires ». L’auteur a raison de rappeler que Godin appréciait le « parler vrai » des conservateurs, s’en prenait aux intellectuels déracinés vivant « à l’heure de Paris » et voyait la nécessité de « s’ancrer dans le réel » tant en poésie qu’en politique, s’éloignant des doctrines et de l’abstraction. C’est pourquoi l’histoire était une arme utile au combat politique mené par Godin.

Dans une formule plus heureuse, Livernois affirme que Godin était pour une « gauche enracinée ». Mais pourquoi avoir besoin du mot « duplessisme » pour expliquer une réalité bien simple, que l’on retrouve aussi chez Miron, Perrault, Julien et tant d’autres ? Ils n’ont pas renié leur appartenance au Québec tout en étant de gauche, même si cela peut sembler impossible pour une certaine gauche actuellement. Pourquoi mêler Duplessis à tout ça?

Une biographie de son temps

La biographie de Livernois est par ailleurs bien de son temps. De drôles de choix sont faits. Par exemple, alors que Godin est tout juste élu député en 1976, il consacre les premières pages du chapitre à son rapport aux femmes. Le sujet n’est pas sans intérêt, mais pourquoi l’aborder à ce moment?

On y trouve aussi des omissions importantes. Par exemple, on ne sait pas comment Godin se positionne sur le lac Meech. Livernois cite abondamment le documentaire Godin de Simon Beaulieu, mais il n’évoque pas le passage où le député affirme que l’immigration est « en train de nous étouffer ». Il passe aussi rapidement sur le fait que Godin proposera en 1983 que la prochaine élection devrait avoir pour thème « indépendance ou assimilation ».

Mais surtout, l’essai biographique est parsemé de jugements et commentaires sur le passé, reflet de notre époque politiquement correcte. Comme si l’on devait se faire souligner que Godin était, à tel moment, moron envers les femmes, injuste envers les syndiqués, etc. Comme si le lecteur n’avait pas l’intelligence nécessaire pour faire sa propre interprétation. Le choix de la préface, signée par Ruba Gazhal, en disait déjà long sur le projet. C’est d’autant plus malaisant que Livernois encense la députée dans sa biographie… de Godin.

Un Godin moins consensuel qu’on le dit

Livernois n’élude pas les côtés plus sombres, moins consensuels de Godin, mais on dirait qu’ils disparaissent parfois de son appréciation globale. « Saint Gérald », comme on commence à le nommer au moment de sa triste maladie dégénérative, n’était pas aussi saint que nos valeurs actuelles l’exigeraient. Lui qui avait déjà affirmé que les syndicalistes comme Michel Chartrand étaient ses héros dira que les syndicats font du « patronage à l’envers » en 1980. Godin a été l’un des plus fervents partisans d’une loi spéciale et d’une position très ferme contre les employés de l’État en 1983.

Si Godin était très ouvert à l’immigration et cherchait à juste titre à tisser des liens de plus en plus étroits entre les communautés du Québec (il dit même qu’il faudra faire l’indépendance avec les « Anglais », comme en 1837-38), ses intentions étaient claires. Les immigrants devaient vouloir être québécois : « La plupart des immigrants qui vivent au Québec, où ils ont d’ailleurs les bienvenus, ont quitté leur pays pour fuir les nationalismes fascisants. Ils ont subi l’histoire et ils s’en méfient. Ils ont raison, mais qu’ils ne demandent pas aux Québécois d’abdiquer leur propre Histoire. En d’autres termes, qu’ils deviennent eux-mêmes Québécois et qu’ils le fassent avec nous », dit-il en 1968.

Godin disait déjà en 1984 : « Au début, on pensait qu’on ferait le pays tout seuls ou presque, maintenant on pense qu’on doit le faire avec les autres », c’est-à-dire les immigrants qu’ils nommaient « poèmes du Québec ». Mais Livernois rappelle à raison que, lors du référendum sur Charlottetown, peu de membres des communautés culturelles ont voté pour un statut particulier pour le Québec (entre 1 et 18%, selon les communautés) : « Godin a beau avoir été élu dans Mercier par trois fois, être reconnu par les communautés culturelles, le projet national ne passe pas. » Ce sera tout aussi vrai en 1995.

Alors, quand on nous dit que la voix à suivre est celle de Godin, il faut d’abord prendre acte que cela n’était pas suffisant. La « méthode Godin » est un point de départ, pas un point d’arrivée.

De quel Godin se souvient-on exactement, donc?