Le Bloc, rempart contre la vague conservatrice

2021/09/10 | Par Pierre Dubuc

Le Journal de Montréal rapportait dernièrement que Paul Desmarais III s’en était pris avec virulence à Justin Trudeau dans un message – rapidement supprimé – sur les réseaux sociaux.

Ce haut dirigeant de Power Corporation critiquait la promesse électorale du Parti Libéral d’augmenter l’impôt des banques et des sociétés d’assurances. Power Corporation est propriétaire de la London Life et de la Great-West, deux des plus importantes compagnies d’assurance au Canada. Il accusait aussi le PLC d’avoir, avant de s’en prendre aux institutions financières, « tué » deux grandes industries canadiennes : « l’énergie et les matériaux ».

La montée de lait d’un membre du clan Desmarais est étonnante, étant donné les liens historiques entre les familles Desmarais et Trudeau. C’est dans les bureaux de Power Corporation à Montréal qu’a été planifiée et organisée la campagne électorale de Pierre Elliot Trudeau en 1968. Depuis cette époque, la famille Desmarais a toujours été un des principaux soutiens financiers du PLC. C’est maintenant fini, selon le Globe and Mail. Depuis 2019, seul André Desmarais a contribué au financement du PLC. Les autres membres de la famille ont donné aux Conservateurs. Autre signe de ce changement d’allégeance est l’invitation lancée par Pierre Beaudoin à Érin O’Toole de participer à une rencontre avec les milieux d’affaires à sa maison dans les Cantons-de-l’Est. Pierre Beaudoin est administrateur de Bombardier et de Power Corporation.

Au-delà des impôts sur les sociétés d’assurance, le mécontentement du clan Desmarais touche également la politique étrangère du cabinet libéral. Dans ses Mémoires, Jean Chrétien – dont la fille a épousé André Desmarais – critiquait l’attitude belliqueuse de la ministre Chrystia Freeland à l’égard de la Russie – où elle est persona non grata – en faisant valoir les intérêts communs des deux pays dans l’Arctique.

Les relations avec la Chine, où les Desmarais ont d’importants intérêts depuis les années 1960, ne se portent guère mieux. Le 4 septembre dernier, le Globe and Mail a révélé que Justin Trudeau avait naïvement proposé en 2016, lors d’une rencontre avec le président Xi Jinping à Beijing, d’aider la Chine à occuper la place qui lui revient sur la scène internationale, tout comme son père avait contribué à l’admission de la Chine à l’ONU, après avoir été l’un des premiers gouvernements à établir des relations diplomatiques avec son pays en 1970. Xi Jinping se serait trouvé insulté d’une attitude aussi condescendante et aurait fait comprendre à Justin que la Chine était devenue une grande puissance et que la relation entre les deux pays s’était inversée depuis cette époque. L’affaire Meng Wanzhou n’a évidemment pas arrangé les choses.

Bien que la famille Desmarais ait cédé ses intérêts dans le journal La Presse, elle y maintient toujours une grande influence. Il sera donc intéressant d’y suivre la suite de la couverture de la campagne électorale.
 

La filière PKP-Parti Conservateur

Du côté de Québecor, il faut aussi avoir à l’œil les intérêts de Pierre Karl Péladeau. Lors de récents encans, il a dépensé 830 millions $ pour l’achat de spectre 5G en vue du développement de Vidéotron dans l’ouest du pays. De leur côté, les Trois Grands (Bell/Rogers/Telus) ont déboursé un total de 7,35 milliards $. Profitant d’un important rabais dans le cadre de la politique canadienne visant à l’établissement d’un quatrième joueur pour augmenter la concurrence, Vidéotron a payé 0,92 cent le Megahertz/POP contre 3,06 cents pour Bell.

Telus et Bell contestent les modalités du processus et demandent à la Cour fédérale de bloquer la transaction avec Québecor. PKP se méfie à bon droit des libéraux. Les liens sont anciens et intimes entre Bell et le Parti libéral. Mentionnons seulement que l’actuel sous-ministre des Finances, Michael Sabia, a été président de Bell Canada de 2002 à 2008.

PKP avait développé d’excellentes relations avec Stephen Harper, avec la complicité de Brian Mulroney, qui est toujours président du Conseil de Québecor. Ses médias au Canada anglais, Sun Media et Sun News, ont fait campagne pour le Parti Conservateur. La veille d’un scrutin, ses journaux avaient titré à la Une, sous une photo de Stephen Harper, « HE’S OUR MAN ». Un retour d’ascenseur avait permis à PKP de profiter d’un tarif réduit pour l’achat de spectres dans le but d’étendre le réseau Vidéotron au Canada anglais. Mais l’expérience canadienne-anglaise a mal tourné. PKP a dû liquider Sun Media et Sun News et renoncer au développement de Vidéotron, mais non sans avoir encaissé un juteux profit en revendant le spectre à ses concurrents.

Aujourd’hui, PKP ambitionne à nouveau l’expansion de son empire au Canada anglais. Son intérêt est manifestement l’élection d’un gouvernement conservateur, comme le révèle la couverture de la campagne électorale par ses médias. Sous prétexte de vouloir se débarrasser de Trudeau, un chroniqueur influent comme Richard Martineau appelle à voter O’Toole et Joseph Facal et Mario Dumont flirtent avec l’idée et Mathieu Bock-Côté souhaite un gouvernement conservateur minoritaire.

De toute évidence, le premier ministre Legault aimerait bien, lui aussi, un gouvernement conservateur. N’oublions pas que le succès initial de la CAQ s’est construit à coups de manchettes des journaux de Québecor et de sondages Léger marketing (1). Si jamais O’Toole ne réussit pas à percer dans l’électorat, Legault est prêt à se rabattre sur le Bloc Québécois dans l’espoir d’un gouvernement minoritaire. Une option défendue également par des chroniqueurs de l’empire Québecor.
 

Les liquidateurs/abstentionnistes

En 2014, à l’époque de sa lune de miel avec Stephen Harper, PKP déclarait « douter de la pertinence du Bloc » parce que « le Bloc ne sert strictement à rien, sauf à justifier le fédéralisme ». Aujourd’hui, malheureusement, des indépendantistes, soi-disant « purs et durs » tiennent le même discours, lançant un appel à peine voilé à l’abstention.

Une telle position ne peut être qu’un appui déguisé au Parti libéral, mais surtout au Parti Conservateur. Dans les deux cas, c’est donner son aval au Canada pays pétrolier, en pleine crise climatique. Selon une étude citée dans Le Devoir (5 août 2021), le Parti Libéral a versé 10,7 milliards par année en moyenne au secteur des combustibles fossiles, soit plus que lors du règne du gouvernement Harper. Et cela sans tenir compte des 4,75 milliards investis dans le pipeline Trans Mountain.

Il est légitime de critiquer le Bloc pour l’absence de promotion de l’indépendance pendant la campagne électorale, ou encore pour revendiquer une augmentation des transferts fédéraux en santé plutôt que de points d’impôt, ou pour le soutien exprimé par son chef au troisième lien à Québec, mais sa disparition aurait des conséquences dévastatrices pour le mouvement indépendantiste.

Il n’y aurait plus de chien de garde à Ottawa pour aboyer lorsque les intérêts du Québec seraient lésés. On supprimerait un rempart face au déferlement d’une droite, de plus en plus dominante en Occident. De plus, les indépendantistes perdraient une base financière et organisationnelle essentielle pour la reconstruction d’un mouvement extrêmement frêle.

Les liquidateurs abstentionnistes nous rappellent la position d’une certaine gauche trotskyste ou sociale-démocrate qui se réjouissait de la disparition de l’Union soviétique en croyant qu’elle pourrait occuper tout l’espace politique à gauche. C’était aussi l’opinion d’une gauche radicale chilienne après le coup d’État de Pinochet de 1973. Débarrassé du parti réformiste d’Allende, trop enclin aux compromis à leur goût, la véritable lutte « classe contre classe » pourrait enfin avoir lieu. Dans les deux cas, ils ont été balayés du décor politique par la vague néolibérale. Pareil sort attend les indépendantistes si, par leur abstention lors du jour du scrutin, ils pratiquent la politique du pire.

  1. Voir notre livre PKP dans tous ses états (Éditions du Renouveau québécois, 2015).
     

Édition numérique de l'aut'journal  https://campaigns.milibris.com/campaign/608ad26fa81b6a5a00b6d9fb/