Des médias sous influence

2023/04/28 | Par Pierre Dubuc

En 1984, lors de parution de notre premier numéro, les médias écrits au Québec étaient dominés par trois grands conglomérats. Power Corporation de la famille Desmarais, Unimédia de Conrad Black et Québecor de la famille Péladeau. Formellement indépendant, Le Devoir survivait par le bon plaisir de Pierre Péladeau qui en assumait une bonne partie des coûts d’impression. Les Desmarais étaient liés au Parti Libéral. Conrad Black, avec l’appui de Pierre Péladeau, allait assurer la victoire du Parti Conservateur de son ancien employé, Brian Mulroney.

Aujourd’hui, les Desmarais se sont départis de La Presse, les anciens journaux de Black (Le Soleil, Le Nouvelliste, La Tribune, Le Droit, Le Quotidien et La Voix de l’Est) forment la Coopérative nationale d’information indépendante (CN2i). Tous ont abandonné l’édition papier. Pierre Karl Péladeau laisse entendre qu’il pourrait bientôt en être ainsi pour le Journal de Montréal et de Québec.

Dans le cas de la coop CN2i et de La Presse, la dépendance à des groupes financiers a été remplacée par une dépendance aux subventions étatiques. La coop bénéficie de crédits d'impôt sur la masse salariale des journalistes (35% du salaire est remboursé par le provincial; 25% par le fédéral). La Presse a obtenu du gouvernement Trudeau l’adoption d’une loi qui permet à sa fondation de remettre à ses donateurs des reçus pour déductions fiscales. Aux dernières nouvelles, le Devoir était dans l’attente d’une décision favorable pour avoir droit aux mêmes privilèges. Quant aux médias écrits de Péladeau, ils sont déficitaires et sous le respirateur artificiel de Vidéotron.

La Presse a conservé son allégeance fédéraliste et le Journal (de Montréal et de Québec) est nationaliste. Son propriétaire, Pierre Karl Péladeau, a été chef du Parti Québécois. Mais, il se lance maintenant à la conquête d’une place sur le marché des télécommunications du Canada anglais avec Videotron, à la suite d’une décision favorable rendue par le gouvernement canadien lors de la fusion de Shaw et Rogers. De son aveu même, il s’est porté acquéreur des Alouettes de Montréal pour montrer à l’élite financière du Canada qu’il est devenu un bon Canadien, même si – nous n’en doutons pas un seul instant – il demeure dans le tréfonds de son cœur un indépendantiste convaincu.

Sa nouvelle profession de foi canadienne lui permettra-t-elle de réussir l’implantation de Videotron au Canada anglais face aux géants Bell, Telus et Rogers? Les paris sont ouverts. Mais sa feuille de route n’est pas convaincante. N’a-t-il pas présidé aux faillites de Quebecor World (à l’époque la plus importante imprimerie commerciale au monde) et de Sun News et Sun Media?

Quant au Devoir, il est dans les limbes politiques, avec une absence totale de colonne vertébrale éditoriale depuis qu’il est dirigé par Bryan Miles.

Sous influence fédérale

Cependant, les différences idéologiques et politiques entre ces médias s’effacent complètement lorsqu’ils abordent le sujet sociétal le plus important : la guerre. Tous soutiennent la position du gouvernement Trudeau sur la guerre en Ukraine, tous se font les propagandistes de l’OTAN, tous dénoncent l’influence chinoise au Canada. Tous, ajouterions-nous, évitent de mordre la main que les nourrit.

Dans le dossier de l’influence chinoise, nos médias sont, sans émettre la moindre critique, à la remorque du Globe and Mail de Toronto et de ses révélations provenant des services secrets canadiens. Rappelons que ces derniers font partie du Five Eyes, le réseau du renseignement anglo-saxon, dominé par les États-Unis.

Après la chute du Mur de Berlin et la dissolution de l’URSS, les États-Unis ont proclamé ouverte l’ère de la globalisation et sont montés à l’assaut de la Chine pour y investir massivement. Le Canada n’était pas en reste et ne s’enfargeait pas dans la question des droits de la personne en Chine. Jean Chrétien avec son « Team Canada » et Paul Desmarais ont été parmi les premiers à se rendre dans l’Empire du Milieu après les événements de la place Tian'anmen. Et nos éditorialistes applaudissaient !

Maintenant que le vent a tourné, que l’Oncle Sam réalise que la Chine est plus compétitive et qu’elle empiète sur son empire, le Canada effectue à son tour une pirouette à 180 degrés et constate avec une « stupeur » théâtrale que Beijing essaie d’influencer la politique canadienne. Quelle surprise ! Une commission d’enquête serait certes la bienvenue, mais à la condition – comme le suggérait Gérald Butts, l’ancien chef de cabinet de Justin Trudeau – qu’elle s’intéresse aussi aux influences américaine, israélienne, ukrainienne, etc. sur la politique canadienne. Monsieur Butts était bien placé pour en apprécier l’importance.

Un aut’ point de vue

Dès le début de la guerre en Ukraine, l’aut’journal, se référant à la célèbre maxime du grand stratège militaire Clausewitz selon laquelle « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », a caractérisé la guerre comme étant un conflit interimpérialiste. Cette position nous a valu une volée de bois vert (pour dire les choses poliment) des nationalistes québécois qui se sont portés spontanément à la défense de l’Ukraine. Un réflexe nationaliste compréhensible.

Mais une analyse moins émotive des origines du conflit et de son évolution devrait aujourd’hui les convaincre que les États-Unis et l’OTAN sont partie prenante à la guerre. Ils forment, arment, dirigent les combattants ukrainiens. Une situation similaire s’était produite lors du déclenchement de la Première Guerre mondiale. Des appels avaient été lancés à se porter à la défense de la Belgique envahie par l’Allemagne. Des appels vite oubliés lorsqu’il est apparu que le caractère de la guerre n'était pas la libération de la Belgique, mais un affrontement entre grandes puissances pour le repartage des colonies et des zones d’influence.

Parmi ceux qui s’opposent à la guerre, certains se font les propagandistes des positions de la Russie et de la Chine en plaidant pour un nouvel ordre économique, un nouvel équilibre entre les grandes puissances. Il est évident que les plaques tectoniques de l’économie mondiale se déplacent, ce qui est un effet de la loi du développement inégal caractéristique du capitalisme. Et, dans ce système, le repartage s’effectue par la guerre. « Le capitalisme porte la guerre, comme la nuée porte l’orage », déclarait le grand socialiste Jean Jaurès, assassiné quelques jours avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale.

Des nostalgiques continuent à peindre aux couleurs du socialisme la Russie et la Chine. Poutine ne s’en réclame même pas. Xi Jing parle d’un « socialisme à la chinoise », bien loin de l’internationalisme qui a toujours caractérisé les socialistes. Et la Route de la soie reprend un schéma impérialiste classique. La construction de ports et de chemins de fer pour y acheminer des matières premières expédiées par la suite en Chine. Nous sommes bien loin du principe socialiste de l’« aide désintéressée » visant à doter les pays sous-développés d’une base industrielle pour assurer leur indépendance économique.

Que des pays en développement profitent de la rivalité entre les États-Unis et la Chine pour en tirer des avantages n’est pas une nouveauté. Après la Seconde Guerre mondiale, les pays des anciens empires français et britannique ont pu compter sur l’aide « fraternelle » des États-Unis pour réaliser leur indépendance.

À une époque pas si lointaine, les progressistes et les socialistes invitaient les travailleurs et les travailleuses de tous les pays belligérants à s’opposer à la guerre, à refuser de servir de chair à canon, à dénoncer leur classe dirigeante, et à se solidariser avec les travailleurs et les travailleuses des autres pays.

En ce Premier Mai, fête internationale des travailleuses et des travailleurs, c’est le message que nous voulons apporter dans la mer des médias bellicistes. Un aut’point de vue, conformément à notre engagement éditorial tel qu’énoncé dans notre premier numéro, le 1er mai 1984.